Autres articles
-
Financement de la Coupe du monde 2030 dans le cadre de la loi de Finances 2025: Répondre aux exigences avec des ressources limitées
-
Le mariage du possible et de l'infini : De l’intelligence artificielle à l’intelligence augmentée
-
COP 29 : le Cash-Flow climatique en débat à Bakou
-
L'eau et l'énergie. Les deux principaux défis du développement économique au Maroc
-
Cette maison qui ne rêve plus sa clé. De quoi cette maison est-elle le nom ?
Henry Bordeaux est l'un des romanciers les plus connus qui aient parcouru la pénible carrière des lettres dont les romans ont été lus avec une vive curiosité et sont toujours relus avec beaucoup de plaisir. Par le tour séduisant qu'il donne à toutes ses œuvres, Bordeaux a su intéresser tous ses lecteurs toujours en les charmant. Il a traité dans ses œuvres les sujets les plus passionnants. Il a étalé ce que la réalité peut offrir de plus laid et de plus beau. Ce qui fit sa notoriété, c'est la série de ses romans documentaires : « Le miracle du Maroc » ; « Un printemps au Maroc » ; « Le gouffre » (roman auquel se mêle un drame passionnel). En plus de ses trois romans, il a laissé des écrits en prose qui ont été appréciés. Ils renferment tous les paysages sains ou malsains. Citons : « Le double aveu » ; « Les yeux voilés » ; « La revenante » ; « Voyageurs d'Orient » ; « Amitiés étrangères » ; « Amours du temps passé » ; « Vies intimes », etc.
Ecrivain fervent du Maroc, Henry Bordeaux possède au plus haut point l'art d'écrire. Il y a, chez lui, cette recherche du pittoresque. On s'émerveille à la lecture de son roman. On dira qu'il nous parle de paysages dont il nous invite à partager la découverte : «Ouezzan est, comme Fès, une ville sainte. Toujours blanche, elle s'étale à l'ombre de la pente septentrionale du Bou-Helal, entourée de bois d'oliviers et de vergers d'orangers et d'amandiers. Elle offre une vue étendue sur les montagnes du Rif, dans la direction de Chechaouene».
Avec « Le gouffre», Bordeaux se livre à une sorte de roman documentaire. Cet ouvrage permet de découvrir le Maroc des années vingt. Le thème qu'il a abordé tourne autour d'un officier français, romantique et cultivé qui se trouva dans une guerre difficile et coûteuse au Nord du Maroc. D'une beauté émouvante, « Le gouffre » est finement construit et écrit dans un style littéraire et il a le mérite de l'épopée. Ce roman, on pourrait ajouter, a deux faces : Une visible (la vie d'un colon), une cachée que le romancier ne voile pas mais il nous invite à la découvrir.
Henry Bordeaux est un romancier qui crée son propre univers. Pour lui, tout récit est un voyage dans le temps et l'espace. Ce voyage entre paysage, peinture et pittoresque, on le trouve dans « Le gouffre » : « Seul, il erre dans les ruelles pittoresques, coupées d'escaliers, et découvre çà et là une petite mosquée, un palais caché, avec son ouverture en chicane et, s'il franchit le couloir désert, un adorable jardin bordé d'ifs». La recherche du pittoresque, chez lui, est indissociable de celle de la découverte au sens fort du terme.
Ce sont les obligations littéraires qui ont conduit Henry Bordeaux au Maroc. La guerre coloniale a joué un rôle dans sa création littéraire. Le roman issu de son séjour « Le gouffre » révèle son regard sur la société coloniale : « Le moral est toujours pareil. Je suis la femme du chef à Ouezzan. Mon mari n'est que capitaine, mais il exerce les fonctions de maire. Il est le premier personnage après le chérif-Baraka. Toute la population arabe, juive, française a les yeux sur lui et sur moi. Si je m'en vais, c'est le signe de la débâcle. C'est la preuve que nous ne croyons pas à l'abandon », avoue Anne.
Tout le charme, le romantisme d'Henry Bordeaux sont dans ce roman. L'auteur laisse le temps aux phrases de se déployer, aux personnages d'évoluer. Il évoque avec une rare beauté une époque caractérisée par un certain état de chose. Nous trouvons cette époque à travers ce roman : «Quand il se fut gorgé de cette splendeur sous le soleil de mai, il s'orienta pour se caresser les yeux aux plus beaux détails : la Kasbah des Oudayas en promontoire fleuri, ou plutôt en proue de navire qui va fendre les eaux et, comme il s'avançait dans les jardins, sur sa droite la Tour Hassan, rivale de la Koutoubia de Marrakech et de la Giralda de Séville, donnant l'amas des ruines de la grande mosquée almohade, et le cimetière du Chellah enfermé dans ses rouges murailles ».
«Le gouffre » impose une belle histoire d'amour et de guerre. L'amour est ici du côté d'une certaine vie turbulente, la guerre est provoquée par les colons qui veulent imposer leurs lois. Ce roman se lit comme une sorte de conte ou comme un récit d'histoire. Bordeaux excelle à nous faire sentir la complicité instinctive entre amour et guerre : « Il rencontrait souvent Anne sans témoin, il était revenu à plusieurs reprises la revoir au cours du sanglant mois de juin, après les assauts du Bibane, après la première retraite de Brikcha. Comment n'aurait-il pas abusé du tête-à-tête ? Comment admettre sa vertu ? Anne, certes, aimait son mari ».
A l'instar de la plupart de ses contemporains qui écrivent un roman de guerre, Bordeaux a écrit sur la guerre du Rif dans « Le gouffre » qu'il a consacré à ce sujet. On est d'ailleurs frappé, qu'il s'était lancé dans un univers tourbillonnant du Maroc et qu'il plonge son lecteur jusqu'à lui faire éprouver ce vertige où tout s'éclaire : «Elle a bien remarqué, chez son mari, depuis quelque temps une indécision qu'elle ne lui connaissait pas. Les responsabilités qui lui incombent depuis l'offensive d'Abdel-el-Krim et de ses guerriers riffains, l'ont tourmenté sur place sans la compensation du rôle actif que joue l'officier en campagne. Il est devenu plus incertain, plus impressionnable, non moins courageux et dévoué».
Bordeaux ne peint point seulement le Maroc blessé. Il donne aussi le portrait d'un romancier, témoin d'un Maroc peu à peu transformé par l'évolution. Et son regard, pour cela, nous est encore précieux : « Voici Sid Hadj. Il fréquentait la société européenne. Il rencontra miss Keen, d'une honorable famille de la Grande-Bretagne. Il proposa à la jeune anglaise de l'épouser…Elle hésita, car il gardait son harem, et finit par consentir en imposant ses conditions. Quelles conditions ? Eh bien ! le mariage serait enregistré au consulat britannique à Tanger. La jeune femme aurait le droit de conserver sa religion et de continuer à s'habiller à l'européenne. Elle garderait ses relations mondaines, sans être contrainte de se voiler, et même pourrait danser, et danser avec des hommes, si cela lui faisait plaisir. Sid Hadj était amoureux qu'il accepta ses dérogations à la loi et aux mœurs musulmanes ».
Ainsi ce romancier hors du commun avait peint cet univers marocain d'une prodigieuse diversité. Romantisme et réalisme s'accordent à merveille dans son œuvre. Et comme beaucoup d'écrivains confirmés, Henry Bordeaux aime mettre des phrases très denses et un sens de dialogue qui défie toute logique pour atteindre son but. On y croise des obsédés de la guerre disposés à tuer pour imposer leurs lois les plus tordues. On y retrouve des colons prêts à effacer une civilisation. « Le gouffre » est un roman de ce Maroc dont on sait qu'il n'est qu'une image d'une époque qui laisse la place aux doutes et aux interrogations. Il est aussi frappant de dire comment, à cette époque, le combat se payait des mots et des images : « Peut-on vivre près de l'autre, dans cette séparation de corps et d'âme ? La guerre qui les entoure et menace de les broyer, en leur imposant son joug lourd, les soulage et les soutient ».
Un séjour, une guerre, des voyages sur plusieurs régions marocaines : ce « gouffre » est avant tout l'itinéraire d'un Bordeaux qui avait vécu les grandes tragédies coloniales. Le portrait qu'il nous propose est celui d'un romancier romantique qui donna un merveilleux roman sur une époque où l'espoir était tout juste bon à escompter : « Le temps ne peut rien sur toi. On a retrouvé des saints intacts après des années. Après dix jours, ton visage n'avait pas dû s'altérer. Comme tu étais beau ! Je voudrais dormir plus près de toi. Nous n'avons jamais dormi ensemble… »
Les années vingt, le Maroc vit aux rythmes des émeutes. Bordeaux reprend ses marques. Ses longs séjours au Maroc l'autorisent à multiplier les sorties dans les villes historiques du vieux Maroc : «De Rabat à Ouezzan, au vol d'oiseau, il n'y a guère que cent cinquante kilomètres. Mais l'avion ne suit pas la ligne droite. Il commence par survoler la côte jusqu'à Kénitra. La mer, au matin, était d'un bleu pâle ravissant, presque d'un bleu de myosotis ou de lavande». Il a aimé, certes, Ouezzan plus que toutes les villes marocaines « Ouezzan est sainte. Toute blanche ». Mais Ouezzan, singulière ville, était sa ville préférée : «La Zaouïa ou confrérie d'Ouezzan est célèbre dans tout l'Islam. Elle compte des adeptes non seulement au Maroc, mais en Algérie, en Tunisie, et jusqu'en Syrie, en Egypte, en Irak, et se relie à la Mecque même».
Au Maroc, où l'occupation était beaucoup plus voyante : «Nous sommes tout au Maroc, préfet, maire, ingénieur, agent voyageur, agronome, forestier, etc. Et c'est cela qui est passionnant, presque autant que la guerre». Henry Bordeaux savait car le Maroc n'était pas seul à souffrir. Il savait bien que ce malheureux Maroc lui donnait pourtant des ailes. Et pour montrer à tout le monde qu'il était heureux, que ça allait bien, il s'attachait à décrire une ambiance marocaine, Et y excellait : « Le gouffre » baignait dans cette ambiance si particulière : «La résidence du chérif- Baraka où ils se rendent est un de ces beaux palais arabes bâtis autour d'une grande cour intérieure de mosaïque avec des bassins où coule l'eau à pleins bords. L'eau est à Ouezzan un privilège des chorfas pour qui des conduites spéciales ont été aménagées. Moulay Taieb le chérif-Baraka, toujours drapé dans sa blanche djellaba, ne les reçoit pas seul. Il a auprès de lui le caïd Moulay Ahmed, pacha d'Ouezzan, moins bronzé de teint, moins mystique d'allure, plus guerrier et cultivateur et dont le costume sombre est celui des Berbères de la montagne. L'entrevue révèle sans retard le caractère des trois chefs d'Ouezzan. Le chérif silencieux se réserve : nul doute si Abd-el-Krim était victorieux, il lui apporta la soumission et l'appui spirituel de la Zaouïa».
« Le gouffre » d'Henry Bordeaux restera longtemps dans les mémoires. Pour deux raisons : d'abord parce que cet ouvrage unique est une grande œuvre littéraire où l'écriture et liée à la guerre; mais aussi parce que Bordeaux se considère comme l'un des écrivains du déclin du colonialisme. Par sa culture, il pense avoir été désigné pour vivre une époque critique, ce qui, pour lui, est particulièrement intéressant. Ainsi, il crée l'événement en publiant ce roman. Il y donne la description suivante : « Dans cette même matinée dont la douceur et la paix n'étaient donc qu'apparentes, elle lui a raconté ses fiançailles à Compiègne : «Là, nous nous sommes rencontrés, André et moi». Il avait complété : «Et aimés». Elle avait répété : « Et aimés » Pourquoi cette insistance? Il était bien inutile de lui rappeler, à lui qui vivait seul avec son amour impossible et secret. Sans le savoir, ainsi manquons-nous de délicatesse envers ceux qui nous sont les plus chers. Non, envers ceux à qui nous sommes les plus chers».
Romancier de talent, Henry Bordeaux demeure, soixante trois ans après son roman, l'un des auteurs les plus émouvants de la littérature française. Avec « Le gouffre », il ne peint pas seulement une époque critique du Maroc, il donne aussi l'image d'un témoin des bouleversements d'un siècle colonial : « Oui, elle partira. Elle retournera en France. Là-bas peut-être, à Compiègne, elle reotrouvera un peu de tranquillité. Mais elle y emportera son amour. Si c'est un mal, elle ne tient pas à en guérir ».
Aujourd'hui, les Marocains s'intéressent à leur histoire. « Le gouffre » est un regard rétrospectif, et non pas un portrait de l'écrivain par lui-même. Ce roman est, d'évidence, une œuvre d'une extrême audace, qui bouscule les limites du genre. Ce qui suscite l'admiration, c'est la manière avec laquelle Bordeaux use des moyens les plus simples pour atteindre l'effet recherché. Il n'y a ici ni attaque ni critique. Le romancier s’efforce de faire un récit qui vous invite à le suivre dans ses péripéties. Donc un roman à lire et relire.
Ecrivain fervent du Maroc, Henry Bordeaux possède au plus haut point l'art d'écrire. Il y a, chez lui, cette recherche du pittoresque. On s'émerveille à la lecture de son roman. On dira qu'il nous parle de paysages dont il nous invite à partager la découverte : «Ouezzan est, comme Fès, une ville sainte. Toujours blanche, elle s'étale à l'ombre de la pente septentrionale du Bou-Helal, entourée de bois d'oliviers et de vergers d'orangers et d'amandiers. Elle offre une vue étendue sur les montagnes du Rif, dans la direction de Chechaouene».
Avec « Le gouffre», Bordeaux se livre à une sorte de roman documentaire. Cet ouvrage permet de découvrir le Maroc des années vingt. Le thème qu'il a abordé tourne autour d'un officier français, romantique et cultivé qui se trouva dans une guerre difficile et coûteuse au Nord du Maroc. D'une beauté émouvante, « Le gouffre » est finement construit et écrit dans un style littéraire et il a le mérite de l'épopée. Ce roman, on pourrait ajouter, a deux faces : Une visible (la vie d'un colon), une cachée que le romancier ne voile pas mais il nous invite à la découvrir.
Henry Bordeaux est un romancier qui crée son propre univers. Pour lui, tout récit est un voyage dans le temps et l'espace. Ce voyage entre paysage, peinture et pittoresque, on le trouve dans « Le gouffre » : « Seul, il erre dans les ruelles pittoresques, coupées d'escaliers, et découvre çà et là une petite mosquée, un palais caché, avec son ouverture en chicane et, s'il franchit le couloir désert, un adorable jardin bordé d'ifs». La recherche du pittoresque, chez lui, est indissociable de celle de la découverte au sens fort du terme.
Ce sont les obligations littéraires qui ont conduit Henry Bordeaux au Maroc. La guerre coloniale a joué un rôle dans sa création littéraire. Le roman issu de son séjour « Le gouffre » révèle son regard sur la société coloniale : « Le moral est toujours pareil. Je suis la femme du chef à Ouezzan. Mon mari n'est que capitaine, mais il exerce les fonctions de maire. Il est le premier personnage après le chérif-Baraka. Toute la population arabe, juive, française a les yeux sur lui et sur moi. Si je m'en vais, c'est le signe de la débâcle. C'est la preuve que nous ne croyons pas à l'abandon », avoue Anne.
Tout le charme, le romantisme d'Henry Bordeaux sont dans ce roman. L'auteur laisse le temps aux phrases de se déployer, aux personnages d'évoluer. Il évoque avec une rare beauté une époque caractérisée par un certain état de chose. Nous trouvons cette époque à travers ce roman : «Quand il se fut gorgé de cette splendeur sous le soleil de mai, il s'orienta pour se caresser les yeux aux plus beaux détails : la Kasbah des Oudayas en promontoire fleuri, ou plutôt en proue de navire qui va fendre les eaux et, comme il s'avançait dans les jardins, sur sa droite la Tour Hassan, rivale de la Koutoubia de Marrakech et de la Giralda de Séville, donnant l'amas des ruines de la grande mosquée almohade, et le cimetière du Chellah enfermé dans ses rouges murailles ».
«Le gouffre » impose une belle histoire d'amour et de guerre. L'amour est ici du côté d'une certaine vie turbulente, la guerre est provoquée par les colons qui veulent imposer leurs lois. Ce roman se lit comme une sorte de conte ou comme un récit d'histoire. Bordeaux excelle à nous faire sentir la complicité instinctive entre amour et guerre : « Il rencontrait souvent Anne sans témoin, il était revenu à plusieurs reprises la revoir au cours du sanglant mois de juin, après les assauts du Bibane, après la première retraite de Brikcha. Comment n'aurait-il pas abusé du tête-à-tête ? Comment admettre sa vertu ? Anne, certes, aimait son mari ».
A l'instar de la plupart de ses contemporains qui écrivent un roman de guerre, Bordeaux a écrit sur la guerre du Rif dans « Le gouffre » qu'il a consacré à ce sujet. On est d'ailleurs frappé, qu'il s'était lancé dans un univers tourbillonnant du Maroc et qu'il plonge son lecteur jusqu'à lui faire éprouver ce vertige où tout s'éclaire : «Elle a bien remarqué, chez son mari, depuis quelque temps une indécision qu'elle ne lui connaissait pas. Les responsabilités qui lui incombent depuis l'offensive d'Abdel-el-Krim et de ses guerriers riffains, l'ont tourmenté sur place sans la compensation du rôle actif que joue l'officier en campagne. Il est devenu plus incertain, plus impressionnable, non moins courageux et dévoué».
Bordeaux ne peint point seulement le Maroc blessé. Il donne aussi le portrait d'un romancier, témoin d'un Maroc peu à peu transformé par l'évolution. Et son regard, pour cela, nous est encore précieux : « Voici Sid Hadj. Il fréquentait la société européenne. Il rencontra miss Keen, d'une honorable famille de la Grande-Bretagne. Il proposa à la jeune anglaise de l'épouser…Elle hésita, car il gardait son harem, et finit par consentir en imposant ses conditions. Quelles conditions ? Eh bien ! le mariage serait enregistré au consulat britannique à Tanger. La jeune femme aurait le droit de conserver sa religion et de continuer à s'habiller à l'européenne. Elle garderait ses relations mondaines, sans être contrainte de se voiler, et même pourrait danser, et danser avec des hommes, si cela lui faisait plaisir. Sid Hadj était amoureux qu'il accepta ses dérogations à la loi et aux mœurs musulmanes ».
Ainsi ce romancier hors du commun avait peint cet univers marocain d'une prodigieuse diversité. Romantisme et réalisme s'accordent à merveille dans son œuvre. Et comme beaucoup d'écrivains confirmés, Henry Bordeaux aime mettre des phrases très denses et un sens de dialogue qui défie toute logique pour atteindre son but. On y croise des obsédés de la guerre disposés à tuer pour imposer leurs lois les plus tordues. On y retrouve des colons prêts à effacer une civilisation. « Le gouffre » est un roman de ce Maroc dont on sait qu'il n'est qu'une image d'une époque qui laisse la place aux doutes et aux interrogations. Il est aussi frappant de dire comment, à cette époque, le combat se payait des mots et des images : « Peut-on vivre près de l'autre, dans cette séparation de corps et d'âme ? La guerre qui les entoure et menace de les broyer, en leur imposant son joug lourd, les soulage et les soutient ».
Un séjour, une guerre, des voyages sur plusieurs régions marocaines : ce « gouffre » est avant tout l'itinéraire d'un Bordeaux qui avait vécu les grandes tragédies coloniales. Le portrait qu'il nous propose est celui d'un romancier romantique qui donna un merveilleux roman sur une époque où l'espoir était tout juste bon à escompter : « Le temps ne peut rien sur toi. On a retrouvé des saints intacts après des années. Après dix jours, ton visage n'avait pas dû s'altérer. Comme tu étais beau ! Je voudrais dormir plus près de toi. Nous n'avons jamais dormi ensemble… »
Les années vingt, le Maroc vit aux rythmes des émeutes. Bordeaux reprend ses marques. Ses longs séjours au Maroc l'autorisent à multiplier les sorties dans les villes historiques du vieux Maroc : «De Rabat à Ouezzan, au vol d'oiseau, il n'y a guère que cent cinquante kilomètres. Mais l'avion ne suit pas la ligne droite. Il commence par survoler la côte jusqu'à Kénitra. La mer, au matin, était d'un bleu pâle ravissant, presque d'un bleu de myosotis ou de lavande». Il a aimé, certes, Ouezzan plus que toutes les villes marocaines « Ouezzan est sainte. Toute blanche ». Mais Ouezzan, singulière ville, était sa ville préférée : «La Zaouïa ou confrérie d'Ouezzan est célèbre dans tout l'Islam. Elle compte des adeptes non seulement au Maroc, mais en Algérie, en Tunisie, et jusqu'en Syrie, en Egypte, en Irak, et se relie à la Mecque même».
Au Maroc, où l'occupation était beaucoup plus voyante : «Nous sommes tout au Maroc, préfet, maire, ingénieur, agent voyageur, agronome, forestier, etc. Et c'est cela qui est passionnant, presque autant que la guerre». Henry Bordeaux savait car le Maroc n'était pas seul à souffrir. Il savait bien que ce malheureux Maroc lui donnait pourtant des ailes. Et pour montrer à tout le monde qu'il était heureux, que ça allait bien, il s'attachait à décrire une ambiance marocaine, Et y excellait : « Le gouffre » baignait dans cette ambiance si particulière : «La résidence du chérif- Baraka où ils se rendent est un de ces beaux palais arabes bâtis autour d'une grande cour intérieure de mosaïque avec des bassins où coule l'eau à pleins bords. L'eau est à Ouezzan un privilège des chorfas pour qui des conduites spéciales ont été aménagées. Moulay Taieb le chérif-Baraka, toujours drapé dans sa blanche djellaba, ne les reçoit pas seul. Il a auprès de lui le caïd Moulay Ahmed, pacha d'Ouezzan, moins bronzé de teint, moins mystique d'allure, plus guerrier et cultivateur et dont le costume sombre est celui des Berbères de la montagne. L'entrevue révèle sans retard le caractère des trois chefs d'Ouezzan. Le chérif silencieux se réserve : nul doute si Abd-el-Krim était victorieux, il lui apporta la soumission et l'appui spirituel de la Zaouïa».
« Le gouffre » d'Henry Bordeaux restera longtemps dans les mémoires. Pour deux raisons : d'abord parce que cet ouvrage unique est une grande œuvre littéraire où l'écriture et liée à la guerre; mais aussi parce que Bordeaux se considère comme l'un des écrivains du déclin du colonialisme. Par sa culture, il pense avoir été désigné pour vivre une époque critique, ce qui, pour lui, est particulièrement intéressant. Ainsi, il crée l'événement en publiant ce roman. Il y donne la description suivante : « Dans cette même matinée dont la douceur et la paix n'étaient donc qu'apparentes, elle lui a raconté ses fiançailles à Compiègne : «Là, nous nous sommes rencontrés, André et moi». Il avait complété : «Et aimés». Elle avait répété : « Et aimés » Pourquoi cette insistance? Il était bien inutile de lui rappeler, à lui qui vivait seul avec son amour impossible et secret. Sans le savoir, ainsi manquons-nous de délicatesse envers ceux qui nous sont les plus chers. Non, envers ceux à qui nous sommes les plus chers».
Romancier de talent, Henry Bordeaux demeure, soixante trois ans après son roman, l'un des auteurs les plus émouvants de la littérature française. Avec « Le gouffre », il ne peint pas seulement une époque critique du Maroc, il donne aussi l'image d'un témoin des bouleversements d'un siècle colonial : « Oui, elle partira. Elle retournera en France. Là-bas peut-être, à Compiègne, elle reotrouvera un peu de tranquillité. Mais elle y emportera son amour. Si c'est un mal, elle ne tient pas à en guérir ».
Aujourd'hui, les Marocains s'intéressent à leur histoire. « Le gouffre » est un regard rétrospectif, et non pas un portrait de l'écrivain par lui-même. Ce roman est, d'évidence, une œuvre d'une extrême audace, qui bouscule les limites du genre. Ce qui suscite l'admiration, c'est la manière avec laquelle Bordeaux use des moyens les plus simples pour atteindre l'effet recherché. Il n'y a ici ni attaque ni critique. Le romancier s’efforce de faire un récit qui vous invite à le suivre dans ses péripéties. Donc un roman à lire et relire.