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à un prénom, Lahbib. A travers le fil conducteur de l’amour, de la résistance, du désenchantement et de
la rédemption, il nous entraîne avec brio dans une grande fête littéraire, où Eros et Thanatos mènent le bal.
Le nouveau livre d’Abdellah Taïa fait référence à un prénom, Lahbib. A travers le fil conducteur de l’amour, de la résistance, du désenchantement et de la rédemption, il nous entraine avec brio dans une grande fête littéraire, où Eros et Thanatos mènent le bal.
Le roman est constitué d’une série de lettres qu’Ahmed, un quadragénaire marocain vivant à Paris, a écrites ou reçues. A travers cet échangisme épistolaire, où les âmes se mélangent, s’interpénètrent, se colonialisent ou construisent des lieux de métissage, Abdellah Taïa restitue les atmosphères ambivalentes d’une existence marquée par ce que le sociologue Abdelmalek Sayad nomme la double absence. Absence du pays d’origine qu’il a quitté définitivement. Absence dans le pays d’accueil, qui ne sera jamais le sien et qui exige de lui l’assimilation plus que l’intégration. Pour Ahmed, la double absence est liée à une mésestime de soi : « J’ai 40 ans et je suis devenu un jaloux calculateur et froid ». Il jalouse ses parents, qui sont restés au pays, même si les conditions de vie ne sont pas aussi faciles qu’en France.
Ahmed écrit à sa mère qui vient de décéder, à son ancien amant, Emmanuel. Il leur parle de ce sentiment de dépossession qu’il ressent au quotidien. En quittant le Maroc, il a perdu quelque chose de son identité, de sa culture, de son être, peut-être de son âme. Il a intégré les schèmes de pensée, la langue, les façons de se comporter des milieux parisiens. Il est devenu l’homo qu’Emmanuel souhaitait tant avoir près de lui, mettant le parfum qu’il préférait ou acceptant d’être surnommé Miloud. Ahmed sonnait trop « arabe » parmi les bobos de gauche qu’il fréquentait avec Emmanuel, rejetant le racisme mais n’acceptant pas suffisamment l’altérité.
En écrivant à sa mère, depuis la France, au moment même où on l’enterre au Maroc, il lui parle de sa rancœur, de la souffrance ressentie à la mort de son père, qu’elle traitait comme un moins que rien. Cette figure maternelle, capable de renverser les rapports de domination et déviriliser les masculinités hégémoniques, est présente également dans Le jour du roi. D’autres thématiques évoquées par Taïa dans ses précédents romans sont repris dans Celui qui est digne d’être aimé : la façon de vivre son homosexualité entre deux cultures, la possession amoureuse, le rapport affectif à l’égard de la famille, la découverte de la sexualité. La scène où Ahmed se rappelle des premiers ébats avec Emmanuel est de toute beauté, émouvante, érotique. Jamais Taïa n’a été aussi proche de Marcel Proust. Le cimetière près du marabout Sidi Ben Acher, où les deux adolescents se cachent pour s’aimer (semblable à la forêt dans Le jour du roi) a le même goût que cette madeleine dégustée par le narrateur de la Recherche durant l’enfance et dont il cherche à retrouver la sensation en se perdant dans le corps des femmes ou dans les paysages qui les entourent. Le désir est affaire d’agencement, de possession, le désir est une perte de contrôle et d’abnégation de soi. Ahmed voulait qu’Emmanuel soit à lui. Mais il n’avait pas prévu que lui-même deviendrait un autre : « je vis dans une nostalgie étrange. Dans le manque de cet autre que j’étais censé devenir avant de te rencontrer et qui n’est jamais advenu ».
Dans la lettre de rupture adressée à Emmanuel, Ahmed écrit sa rage, son humiliation. Il décrit les violences du néo-colonialisme et son envie de se venger de ces Français condescendants qui viennent au Maroc coucher avec de jeunes Marocains, les emmener en France et les utiliser sexuellement comme des petits jouets que l’on façonne à sa guise. Les passages évoquant Gérard, titulaire d’un grand poste à l’Ambassade de France et d’une villa à Rabat, couchant avec des garçons mineurs tels que Lahbib, dont il brisera la vie à jamais, fustigent à juste titre les crimes pédophiles existants au Maroc, invitant également à ne pas confondre les violences sexuelles touchant à l’intégrité physique des enfants et les rapports consentis entre deux adultes du même sexe qui ont envie l’un de l’autre.
Ahmed veut se venger de la violence francophonique. Il va faire souffrir Vincent, qui lui écrit une lettre très émouvante pendant qu’il l’attend dans le café La Vielleuse, près du métro Belleville. Vincent sait qu’Ahmed ne viendra pas et que leur histoire est terminée (en lisant ce passage, je me suis dit que j’avais eu de la chance, Abdellah Taïa est venu à notre rendez-vous au café La Vielleuse, en décembre dernier, m’apporter son dernier roman en cadeau). Vincent écrit tout l’amour qu’il éprouve pour son ancien amant. Lui aussi a été possédé, et il a aimé ça : « A vrai dire, tout cela n’était plus du sexe. C’était autre chose que je ne pouvais pas vraiment définir sur le moment. Plus tard, j’aurais tout le temps de revenir sur ce que je ressentais alors et essayer de comprendre enfin. En face de toi, dans la baignoire, dans le vertige et la confusion, délicieusement, je me suis abandonné, ensorcelé ou pas, de mon plein gré j’ai cédé. Je t’ai donné les clés ». Le personnage de Vincent montre, selon nous, que le roman de Taïa n’est pas un de ces pamphlets militants dénonçant le néo-colonialisme. Il s’inscrit dans la même ambivalence que Histoire de la violence (seuil, 2016) de Edouard Louis, où l’évocation d’un personnage violé par un maghrébin est accompagné d’un regard sans complaisance sur le racisme d’Etat. Comme le souligne Didier Eribon dans Théories de la littérature, il ne faut pas confondre les paroles de l’écrivain et les paroles de ses personnages. Ce n’est pas Taïa qui s’exprime à travers les lettres d’Ahmed et, pour nous, c’est Lahbib le protagoniste de ce roman aux saveurs proustiennes.
Vincent montre qu’il aurait pu en être autrement pour leur histoire s’il avait eu temps de dire à Ahmed que son père était également marocain, qu’il vouait un amour à la langue arabe, à la culture du Maroc, et que son envie d’être avec lui n’avait rien de néo colonial. Plus que son identité et sa culture, Ahmed a perdu la capacité d’aimer autrui avec innocence. La véritable souffrance, celle qu’il ressent dans le fond de la piscine municipale, n’est pas seulement liée à la quête identitaire – qui ne mène pas non plus vers grand-chose, surtout si elle s’inscrit dans le registre du ressentiment – mais à l’impossibilité de ressentir l’abandon amoureux : « Je suis toujours là, 40 ans, entre deux pays, la France et le Maroc, sans repère fixe, sans amour sûr, sans histoire légitime à moi et rien qu’à moi. Je suis perdu, depuis le départ, dans ton ventre déjà, en France encore plus que jamais ».
Peut-on aimer à un moment où les individus n’ont pas le sentiment de vivre dans un monde commun ? Taïa pose la question, ne donne pas de réponse, et invite à la préservation de la mémoire, aussi douloureuse soit-elle. Il peut toujours en être autrement. Dans Sans Contrefaçon (Casa Express, 2016) Zakya Gnaoui raconte une histoire de couple mixte, où les corps se mélangent, se métissent réciproquement, construisent eux-mêmes leur harmonie et leurs agencements hybrides, par-delà les aliénations identitaires. Je ne suis peut-être pas gay, pas marocain, pas un grand écrivain, cher Abdellah, mais je sais faire l’amour en arabe (surtout quand j’écris), tout comme toi, mon frère humain, mon ami. Et je souhaite un beau succès à ce grand roman, sans doute l’un de tes plus émouvants. Merci.
* (Cercle de Littérature Contemporaine)